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Pierre Carles : "Tout un pan du cinéma du réel est absent des festivals de cinéma"
Pierre Carles, en 2008.
PHOTOPQR/L'ALSACE

Pierre Carles : "Tout un pan du cinéma du réel est absent des festivals de cinéma"

Tribune

Par Pierre Carles

Publié le

Réalisateur, dont le prochain film, « Guérilla des FARC, l'avenir dure longtemps », sortira en 2023, Pierre Carles estime que la composition bourgeoise des jurys des festivals ou des instances chargées des subventions au cinéma défavorise les documentaires à vocation sociale.

Les derniers prix accordés à des films documentaires en France témoignent d'un fort désintérêt du Festival de Cannes, de l'Académie des Césars ou d'autres organismes prestigieux décernant des récompenses, aux quelques films documentaires à sensibilité sociale contestant l'ordre établi, ou rappelant qu'il pourrait l'être (ce qui était encore le cas il n'y a pas si longtemps). Dernier exemple : All that breathes de Shaunak Sen, un documentaire où il est question du sauvetage d'oiseaux en péril, récompensé par L'œil d'or, cette année, à Cannes.

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Sort-on de la projection de ce film en ayant envie de se révolter contre les ravages occasionnés par le système capitaliste ? Le réalisateur douche vite nos espoirs : « Je souhaite qu'en sortant de la projection de All that breathes les spectateurs ressentent l'envie instinctive de lever la tête vers le ciel, et de prendre conscience de son enchantement. »

Défense de l'ordre établi

Tout un pan du cinéma du réel narrant les relations de domination à l'œuvre dans nos sociétés, ne se contentant pas d'en faire le constat mais appelant à transformer celles-ci, n'est pas franchement du goût des comités de sélection des instances en question, dont les membres sont, pour l'essentiel, recrutés au sein de la bourgeoisie ou de la petite bourgeoisie culturelle, très rarement des classes populaires. Dans les commissions du CNC chargées d'accorder des subventions aux films, la situation n'est pas meilleure : une fille de maire-député-sénateur-secrétaire d'État (Catherine Sueur) et un petit-fils de ministre-président du conseil Constitutionnel (Xavier Giannoli) président certaines d'entre elles. Les élites parisiennes, dont on connaît le manque d'appétence pour une remise en cause de l'ordre social, sont surreprésentées dans ces instances de décision. Et lorsqu'elles daignent s'intéresser à la question sociale, c'est plutôt sur un mode compassionnel ou humanitaire, pas pour promouvoir la révolution ou réclamer des transformations politiques qui remettraient en cause leurs statuts et privilèges.

« Du côté du Festival de Cannes, on ne comprendra pas plus pourquoi les dominés peuvent être amenés à s'engager dans la lutte armée. »

Ces derniers mois, cette bourgeoisie culturelle, grande et petite, s'est montrée fort conséquente. Qui s'est vu décerner le César du meilleur long-métrage documentaire ? Un film animalier, politiquement inoffensif, La Panthère des neiges. À qui a été attribué le César du meilleur court-métrage documentaire ? À Maalbeek, un film élaboré d'un point de vue formel mais parfaitement vain dans son contenu, n'ayant rien d'intéressant à raconter sur les attaques terroristes survenues en Europe en 2015-2016 (si ce n'est que c'est-douloureux-d'avoir-été-victime d'un-attentat-à-la-bombe). Nulle explication sur les causes de ces attentats, rien sur les raisons conduisant des personnes à commettre ces actions extrêmes.

Du côté du Festival de Cannes, on ne comprendra pas plus pourquoi les dominés peuvent être amenés à s'engager dans la lutte armée, comme ce fut le cas au Pays basque pendant plus d'un demi-siècle. En 2020, le sélectionneur Thierry Frémaux et son adjoint Christian Jeune ont probablement été sensibles à des pressions pour faire disparaître de la sélection officielle L'Hypothèse démocratique (Une histoire basque) de Thomas Lacoste. Ce film retraçant l'histoire du groupe armé basque indépendantiste ETA, et qui n'assimilait pas, pour une fois, les Etarras à la figure médiatique du « terroriste », a été retiré du programme cannois quelques heures avant l'annonce de la sélection officielle. Que ce long-métrage donne enfin la possibilité aux militants socialistes d'ETA d'expliquer en détail les raisons pour lesquelles ils avaient pris les armes contre le pouvoir central espagnol était inconcevable, aux yeux de certains. Pierre Lescure, le président du festival, n'a pas moufté.

Des changements de têtes ?

Les choses seraient-elles différentes si des Robert Guédiguian, Hafsia Herzi ou Peter Watkins présidaient le Festival de Cannes ? Très probablement. Et que se passerait-il si une Claudine Bories, un Patrice Chagnard, un Gilles Perret ou un Jean-Pierre Thorn se retrouvaient en charge du documentaire au CNC ? On peut imaginer que tout un pan du cinéma documentaire actuel, chargé de faire diversion en occultant la lutte des classes, aurait moins droit de cité qu'aujourd’ui.

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Même au sein d'une société d'auteurs telle que la SCAM (société civile des auteurs multimédia), représentant près de 50 000 auteurs et autrices de différentes origines culturelles et sociales, la sensibilité aux films documentant le monde social est faible. Le prestigieux prix Charles Brabant, récompensant un auteur ou une autrice pour l'ensemble de son œuvre, a été attribué en 2022 à une réalisatrice de films d'arts, de portraits d'intellectuels et d'artistes. Des films bourgeois, encore et toujours. Les jurys de l'Œil d'or (meilleur documentaire projeté à Cannes) ou des Étoiles (meilleurs documentaires diffusés par la télévision) ne brillent pas par leur mixité culturelle ou sociale. Résultat : ce sont les films plébiscités par le bon goût dominant qui sont la plupart du temps récompensés. Charlie Chaplin, le génie de la liberté, le portrait d'un artiste du siècle dernier, célébré dans le monde entier, aura toutes les chances d'être primé aux Étoiles, alors qu'un film à petit budget, formellement moins maîtrisé mais tourné en immersion dans les quartiers populaires de Perpignan et mettant à bas certains clichés sur les habitants de ces grands ensembles ne sera pas sélectionné.

« Imaginons une Caroline Fiat ou un François Ruffin à la tête du CNC »

Pour quelle raison ? La plupart du temps, la forme prime sur le fond dans la tête des sélectionneurs de films. Peu importe que le film ne raconte pas grand chose des rapports de classes visibles ou moins visibles qui traversent nos sociétés. À partir du moment où l'apparence, ou l'emballage, se conforme au bon goût actuel, aux canons esthétiques de l'époque, le film a bien plus de chances d'être apprécié et mis en valeur. Qui détermine ce « bon goût » ? Les membres de cette bourgeoisie culturelle trustant les places dans les instances de direction des festivals, à Cannes, au CNC, à la SCAM… Tant qu'un grand coup de balai n'aura pas eu lieu au sein de ces organismes-là, le documentaire ne jouera pas pleinement le rôle qu'il devrait jouer : documenter les formes que prennent les relations de domination dans nos sociétés et suggérer, pourquoi pas, des solutions pour y mettre fin. Avec le départ annoncé du faux rebelle et vrai multimillionnaire Pierre Lescure de la présidence du festival de Cannes, on aurait pu espérer qu'une Annie Ernaux ou qu'une autrice au profil similaire soit sollicitée plutôt que la femme d'affaires Iris Knobloch finalement retenue.

La probable prochaine éviction de Dominique Boutonnat, directeur du CNC, empêtré dans une histoire d'agression sexuelle, sera-t-elle l'occasion de réformer le système si l'union de la gauche l'emportait aux prochaines législatives ? Imaginons une Caroline Fiat ou un François Ruffin à la tête du CNC ou appelés à diriger les chaînes de télévision publiques afin de bouleverser la représentation du monde actuellement dominante, celle des élites culturelles trop souvent liées aux élites économiques. Enfin, Remi Lainé, récemment élu président de la SCAM, auteur d'un documentaire sur Ken Loach, ne pourrait-il pas lui aussi donner un coup de barre à gauche à cette puissante société d'auteurs qui décerne de nombreuses subventions et prix audiovisuels aux documentaires ? Rêvons un peu…

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne